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Lyon, le 8 octobre 2010 – Commencer à apparaître


© Michèle Rodet - Le 5ème élément
(2008) Détail
      Pouvoir donner un visage à ce qui émerge de l’invisible : prêter formes langagières ou figures à sa (sur)face lors de son apparition n’est-il pas d’abord question de saisie, de capacité du corps et de la pensée à approcher, soutenir, accueillir et articuler des réalités qui échappent, a priori, aux sens et à la raison ?

      Il est arrivé ou il arrivera à chacun d'entre nous de découvrir que des formes inconnues étaient existantes dans l’invisible, dont nous ignorions à peu près tout en ce qui nous concernait, qui apparaissent sous l’aspect d’une révélation furtive - sitôt entrevue, sitôt disparue - ou d’un dévoilement permanent et tenace ; et entre ces deux termes, naturellement, toute une palette de nuances.

     La littérature et les arts ont été pendant des siècles les chantres de cet événement. L’écrivain classique disposait son lecteur à être particulièrement attentif à l’avènement de ce « quelque chose » en introduisant dans le fil de son récit la formule "Kai egeneto" que l’on traduit par : Et il arriva (que)… Cette expression, bien que formelle, était une alerte : elle prévenait le lecteur que même si certaines choses étaient passées sous silence, elles avaient bel et bien eu lieu. Et circulé. Depuis quelle(s) source(s), comment, pourquoi et dans quel but ? Mystère. Mais ce qui est sûr, c’est que cela s’était passé et que c’était arrivé !

© Michèle Rodet - Le 5ème élément (2008)
Détail ruban : ribambelle de cavaliers antiques
      Car lorsque la forme apparaît, il est réellement arrivé quelque chose. Littéralement. Dans nos histoires propres, il n’y a malheureusement pas de narrateur complice et bienveillant pour nous faire signe, de sorte que nous accusions réception de ce supplément avec l’aisance épique des antiques héros. Généralement, être confronté à l’apparition d’une forme inattendue nous prend de court et nous dépasse de manière que nous en sommes nous-mêmes surpris. Au point d’être mis hors de soi, exalté, paniqué ou d’en perdre certaines perceptions sensorielles, etc. Notre corps porte, bien avant notre raison, témoignage de ce qui nous est arrivé.

© Michèle Rodet - Le 5ème élément (2008)
Rubans sur toile de lin tendue sur châssis de bois
       Quelles que soient nos réactions au moment où émerge une forme inconnue sur fond d’invisible, nous sommes sommés par ce surplus. Ce quelque chose nous affecte si bien que nous devenons parfois irritables, selon la formule convenue, et que le trop plein non encaissé se décharge en colère ; laquelle atteste de notre impuissance à changer quoi que ce soit à ce qui est arrivé ainsi que de notre impossibilité à déployer les conséquences qui, forcément, ne manqueront pas de bouleverser tous les petits arrangements avec la vie - et la mort - que nous avions à grand peine inscrits aux registres de nos assurances, contrôles, sécurités, sûretés et autres maîtrises…

      Alors, du milieu de cet entre-deux – seuil ouvert aux quatre vents – apparaît l’inconnu résidant aux fondements de l’écriture poétique et de la création artistique. Inconnu élevant ou orientant nos regards vers le ciel, ainsi que « le serviteur du visible » qu’est Philippe Jaccottet l'évoque dans Paysages avec figures absentes :

     « En fait, de toutes mes incertitudes, la moindre (la moins éloignées d’un commencement de foi) est celle que m’a donnée l’expérience poétique ; c’est la pensée qu’il y a de l’inconnu, de l’insaisissable, à la source, au foyer même de notre être. Mais je ne puis attribuer à cet inconnu, à cela, aucun des noms dont l’histoire l’a nommé tout à tour. Ne peut-il donc me donner aucune leçon – hors de la poésie où il parle -, aucune directive, dans la conduite de ma vie ?
     Réfléchissant à cela, j’en arrive à constater que néanmoins, en tout cas, il m’oriente, du moins dans le sens de la hauteur ; puisque je suis tout naturellement conduit à l’entre-voir comme le Plus-Haut, et d’une certaine manière, pourquoi pas ? comme on l’a fait depuis l’origine, à le considérer à l’image du ciel
    Alors il me semble avoir fait un pas malgré tout. »
                                                   (Editions Poésie/Gallimard Poche, 1976, p.179-180)

Aux amateurs de haïkus


AVIS  AUX  AMATEURS  DE  HAÏKUS

Une rencontre est organisée avec des poètes francophones
dans le cadre de La scène poétique à la bibliothèque de la Part-Dieu

        Le mercredi 6 octobre à 18h30

Lyon, le 23 septembre 2010 - Haïkus d'automne

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Dans mon atelier

  Automne, vignes
  D’or âpre où l’haleine
  Prend de la graine
                                          © Michèle Rodet


  La terre fleure
  L’humeur humide du ciel
  Gravide senteur
                                          © Michèle Rodet



Dans mon atelier


La bogue verte,
Cocon, se fend : le marron
Court à sa perte
                                  © Michèle Rodet


Couchant d’automne
Orange douce goûtant
Aux lits d’ouate blancs
                             © Michèle Rodet

Lyon, le 26 août 2010 – Ombres et lumière

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Fac-simile d'un tableau de G. de la Tour : Éducation de la Vierge
Ce tableau est une copie d’une peinture de Georges de la Tour. L'original en a été perdu mais on en connaît l’existence grâce à quelques fac-simile dont celui-ci. Son titre ? Éducation de la vierge. Bien que je l’eusse d'abord écartée de ma sélection - lors de l’article intitulé  Commencer... à la flamme d’une chandelle -, j’y reviens. Parce que le sujet évoqué m’intéresse, mais aussi à cause de remarques que l'on m'a livrées et qui m’ont donné à songer : « Mieux vaut allumer une bougie que maudire les ténèbres ! ». Et : « On n’a pas besoin de gens brillants, on a besoin de gens qui nous éclairent ! » De sorte que je me suis interrogée à nouveaux frais sur les rapports, multiples et complexes, qu’entretiennent l’ombre et la lumière.
© Photo Thierry DEMANGE
Lever de lune

Alors que je contemplais le lever de la pleine lune, mardi dernier, en compagnie d’amis, il m’est apparu combien l’obscurité mettait la lumière en relief. Et comme il était agréable de se fondre dans la pénombre et bon d’y trouver asile. Nous passions la soirée sur les rives d’un lac, dont les eaux étaient d’un calme si parfait que sa surface ressemblait d’avantage à un voile couleur de ciel qu’à une masse d’eau profonde, mouvante et diffractant les lueurs venant des astres. Cette face plane et sereine dupliquant la lune – réfléchissant elle-même la lumière du soleil - dans son écrin de nuit, m’a ramenée à cette toile.

Fac simile de G. de la Tour - Détail
Éducation de la Vierge
J’avais écarté ce tableau parce qu’il est, de mon point de vue, une mauvaise copie : en effet, la grossièreté des traits du visage de la fillette et l’excès de lumière qui le frappe trahit l’esprit à l'oeuvre dans la peinture de Georges de la Tour.
Il en est pour cette toile comme si une pierre avait été jetée dans le lac de façon que les ondes qu’elle cause troublent, en jetant leur ombre, la pureté de l’original.
Fac simile de G. de la Tour - Détail
Éducation de la Vierge
Une copie non conforme possède ceci d’intéressant qu’elle met en valeur l’écart entre la main et l’esprit d’un artiste et ce qui fait défaut au regard du copiste. Quelque chose d’essentiel n’a pas été saisi dans ce fac-simile, qui a conduit à ce que le visage de l’enfant offre le même aspect que les feuillets du livre présenté, comme si sa peau avait la texture d’un parchemin ou d’un vélin. Une peau certes vierge de toutes lettres, de toutes marques - point de cicatrices ni de rides sur ce visage lisse – a été peinte par le copiste, mais une peau morte.
Georges de la Tour - Détail
Nativité 

Alors que de Georges de la Tour, je m’attendais au contraire et à l’opposé : que le visage de l’enfant reçoive les traits délicats et le subtil incarnat - qu'il savait confectionner - d’une part et d’autre part que le livre présente en sa contexture la peau vive et veloutée du visage d’un enfant ; que les pages offertes à la lecture expriment en puissance l’incarnation et l’avènement.

© Photo Thierry DEMANGE - Lever de lune
L’ombre la plus essentielle ne réside pas forcément dans l’obscurité profonde ou les ténèbres épaisses. Certaines opacités - invisibles pour les yeux - peuvent être enchâssées dans le lacs d'un regard.  L'ombre, sertie dans les griffes de la lumière, ne se révèle alors qu'aux abords de l'original, aux seuils… ou sur les rives d'un lac, un beau soir de clair de lune.

Les clichés de lever de lune ont été réalisés par Thierry DEMANGE.

Lyon, le 25 juillet 2010 – Commencer et recommencer, sans cesse…

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Velominibus !
jjancel's images
Les 2, 3, 4 juillet se sont déroulés au Parc de la Tête d’or (à Lyon) les DIALOGUES EN HUMANITE. Au cours de ces trois jours, l’on expose, l'on expérimente, l’on débat et l'on festoie, parfois avec humour, mais toujours avec le souci de faire correspondre l’humanité en question et les questions relative au politique.
C’est un événement ouvert à tous, durant lequel chacun peut écouter les murmures du monde ou prendre la parole. S’y expriment, outre les personnes exerçant des responsabilités politiques, des créateurs, des soignants, des spirituels, des bâtisseurs…, de toutes origines et de tous âges, petits ou élites, dont quelques nobélisés…

 Bablu Ganguly, leur interprète, Mary Vattamattam
Au parc de la Tête d'or, le 5 juillet 2010
Dimanche, je suis allée écouter le récit à deux voix de bâtisseurs - Mary Vattamattam et Bablu Ganguly - venus d’Anantapur (district de l’Andhra Pradesh) au sud de l’Inde.
A l’ombre des grands arbres du parc, ils nous ont raconté comment, jeunes époux, ils ont acquis quelques hectares d’une terre, dévastée par la sécheresse, qu’ils ont entrepris de faire revivre.
Ce qui a déclenché ce désir ? Le souhait de vivre une vie enrichissante main dans la main avec la nature.

Bienvenue à Timbaktu
Photo website de Timbaktu
C’est ainsi qu’a vu le jour « Là où la terre rencontre le ciel », TIMBAKTU (en langue télougou). Au commencement donc ce simple souhait : se rapprocher de la terre et l’aider à se régénérer.

Engrais vert
Photo website de Timbaktu
L’on se mit au travail. Avec la contribution de villageois voisins, des équipements de captation d’eau furent bâtis et le secteur reboisé en employant des méthodes de l’agriculture biologique, de sorte de favoriser des styles de vie alternatifs portant en eux des germes de vie. La forêt grandit et l’on vit revenir les oiseaux, les serpents et les papillons…

Formation à la vente
Photo website de Timbaktu
Le projet s’étendit. Des centaines, puis des milliers de personnes rejoignirent cette cellule de vie et la développèrent. TIMBAKTU COLLECTIVE vit alors le jour. Ce fut un autre commencement, fondé non plus uniquement sur la culture du sol mais aussi sur les cultures des êtres humains venues de tous les horizons : leurs coutumes, leurs religions, leurs modèles sociaux...

Rencontre avec des responsables
des coopératives de micro-crédit
Photo website de Timbaktu
 Bâtir l’autonomisation juridique et financière des foyers, notamment des femmes vivant seules, des orphelins et des personnes handicapées, et plus largement résoudre les problèmes de droit et de gouvernement devint la priorité, si bien que « Là où la terre rencontre le ciel » a changé peu à peu de visage.

Enfants à l'école de Timbaktu
Photo website de Timbaktu
 Aujourd’hui, fort d’une population d’environ 30 000 habitants et d’une équipe de 105 personnes qui travaillent dans une centaine de villages des cantons de Chennekothapalli, Roddam et Ramigiri, le collectif de Timbaktu fait face à un nouveau défi : le manque d’eau potable. Le niveau des nappes phréatiques est devenu si bas que les eaux possèdent un taux de minéralisation, notamment en fluor, impropre à la consommation. Les enfants, dont les dents et les articulations pâtissent, en souffrent déjà.

Réserve de graines à Timbaktu
Photo website Timbaktu
  De sorte que Mary et Bablu ont repris le chemin pour chercher de nouveaux partenaires, en occident cette fois. Leurs requêtes ? Des ressources - compétences (dont des ingénieurs hydrauliciens, des pédagogues, des soignants…), finances et soins – pour solutionner, ou au moins traiter toute la chaîne de problèmes causés par le manque d’eau.

 En nous invitant, nous occidentaux, à contribuer à leur projet, Mary et Bablu préparent un nouveau commencement : puisse-t-il voir le jour, pour leur peuple naturellement, mais aussi de façon que « Là où la terre rencontre le ciel » englobe dans son rayonnement notre vieux monde… Peut-être cette visite sera-t-elle ainsi la chance de nouveaux commencements, permettant à chacunes de nos cultures – orientales et occidentales - de se régénérer et de se féconder réciproquement ?

 En attendant, je relaye leurs voix. Voici leurs coordonnées :
 Site Internet : http://www.timbaktu.org/
 Mail : timbaktu.collective@gmail.com
 Pour les non anglophones, il est possible de « prendre langue » avec Timbaktu par l’intermédiaire d’Anne-Marie LE MOING (agronome), francophone et hispanophone, dont voici le mail : analimon47@gmail.com

Lyon, le 7 juillet 2010 – Commencer à… la flamme d’une chandelle

Georges de la Tour : L'apparition de l'ange à Joseph
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Coïncidence ! Lundi, le 28 juin, en allumant la radio, voici que je suis accueillie par ces mots :
« Jadis, en un jadis par les rêves eux-mêmes oublié,
la flamme d’une chandelle faisait penser les sages :
elle donnait mille songes au philosophe solitaire.
Sur la table du philosophe,
à côté des objets prisonniers dans leur forme,
à côté des livres qui instruisent lentement,
la flamme de la chandelle appelait des pensées sans mesure,
suscitait des images sans limite. »
De la main de Gaston BACHELARD, ils sont tirés d’un opuscule intitulé :
La flamme d’une chandelle ! 

Georges de la Tour :
Saint Joseph charpentier

Gaston BACHELARD, le philosophe poète…

Il ne m’en a pas fallu plus pour aller relire La flamme d’une chandelle et rechercher des images de peintures de Georges de la TOUR.

Rien de flatteur dans cette peinture - ni brillance technique, ni accumulation d’objets ou de motifs décoratifs, ni envolées lyriques ou mélancolies romantiques - seulement de la simplicité.
Georges de la Tour :
La Madeleine à la veilleuse
  
Cette économie de moyens et de couleurs,
assortie de constructions qui confinent au dépouillement,
porte au silence, à la méditation :
de larges plages inoccupées, quelques figures,
de rares objets et, reine,
la lumière chaude et mystérieuse
qui se joue de l'ombre…
Georges de la Tour : L'adoration des bergers


« Pont de feu entre réel et irréel
Co-existence à tout instant
De l’être et du non-être »
Roger ASSELINEAU, Flamme, in Poésies incomplètes


Georges de la Tour : détail
(Madeleine)







« La flamme est un feu humide »
[...] le lecteur des Pensées de JOUBERT se plaît aussi à imaginer.
Il voit cette flamme humide,
ce liquide ardent, couler vers le haut,
vers le ciel,
comme un ruisseau vertical. »
Gaston BACHELARD, La flamme d’une chandelle


Flamme, lumière d’encre  
 Des commencements    
   Aux seuils            
      Fluide              
         Naissance, ô mort… 
                                           © Michèle Rodet



Lyon, le 23 juin 2010 – Le point de vue du photographe Attila DURAK

Photos ©Attila DURAK - Ebru
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L’exposition de photos d’Attila DURAK intitulée Ebru – papier marbré - invite à découvrir les peuples de Turquie et d'Anatolie. Durant 6 ans, Attila DURAK est allé par monts et par vaux, par villes, villages et campements, photographiant les visages, les personnes, les groupes et mettant en lumière la diversité culturelle de ces régions, de sorte que défilent sous nos yeux des sujets turcs, kurdes, arméniens, juifs, grecs, lazes, zazas, pontiques, géorgiens, roms, yézidis, pomaks...


Photo ©Attila DURAK - Ebru

De son regard sur le monde, profond et haut en couleurs, des regards qui nous fixent en retour, de la démarche qui a présidé à l’accrochage des photos, se dégagent Ebru - le papier marbré - et au-delà de la métaphore, un manifeste “vivre ensemble” dans le respect et la confiance...


Photo ©Attila DURAK - Ebru
Clichés ©Anne-Laure QUIVIGER
Le montage de ces regards – qui pour la plupart ne se dérobent pas – et de ces situations créent des relations, des angles, des face à face et des points de vue impressionnants, inattendus, portant à la reflexion. 

Touchée, je me suis prise à rêver : comment faire pour que la peinture de son pays que nous offre Attila DURAK puisse durer et se répandre par-delà les frontières…?

Cette exposition a été organisée par la Bibliothèque de la Part-Dieu, à Lyon. Les photos, accompagnées de textes et de musiques, ont donné lieu à un recueil – Ebru (Editions Metis, Istanbul, 2007) - dont la version française est éditée chez Actes Sud.

Les clichés disposés dans ce billet ont été réalisés par Anne-Laure QUIVIGER, passionnée de photographie.

Lyon, le 18 juin 2010 – Commencer (suite)

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Ce blog a vu le jour sur l'incitation de proches et d’amis, incitations que je me suis longtemps abstenue de mettre en œuvre, parce que je ne voyais pas sous quel angle je pouvais m’inscrire dans cette pratique…

Et puis, lors d'échanges de vœux en début d’année, j’ai reçu la photo d’une flamme. Cette photo m’a touchée. Vivement d’abord. Puis elle m’a accompagnée, mezzo vocce, dans l’ombre du quotidien. Bien qu’ayant tout de suite été troublée par la ressemblance entre cette flamme et la forme d’une plume (de stylo-encre), je n’ai pas pensé alors à la correspondance entre lumière et écriture. Jusqu’à ce que me revienne le souvenir d’une passion d’enfance : celle éprouvée pour les peintures de Georges de la Tour dites « de nuit ».

A ces toiles aux chaleureux clairs-obscurs est associé, par un affect puissant, mon désir d’explorer, absolu, immédiat, brut, compact… Ma passion pour l’exploration était à cette époque dépouillée de la moindre parcelle d’artifice ou de relatif - point de négociation dans ce désir-là : impensable de me plier au défilé des mots ou à quelqu’autre discipline -, de sorte qu’elle s’investissait tout entière dans un direct avec la nature. Ainsi a débuté – pour autant que je m’en souvienne - mon corps à corps avec le monde, royaume évidemment donné, en un embrassement inarticulé. De cette densité – compacité de plomb - oui, je crois, procèdent l’embrasement et l’élan créatif, encore et toujours à l’œuvre…
Dans mon atelier :
bobines de fil de soie
Quel mystère, que ce désir ait pris formes, figures et ancrages à partir de toiles peintes ! Et qu’il ait par la suite sans cesse déroulé ses chaînes, embobiné ses fils, tissé ses trames, ses motifs et ses intrigues dans l’obscur clarté propice à ses voies…

Je suis impressionnée par le nombre de personnes – présentes ou absentes, vivantes ou mortes, proches ou lointaines – qui contribuent au moindre des commencements…

Le feu crépite
Sa lumière cachète
L’or des pépites
                                                                 ©Michèle Rodet

Lyon, le 11 juin 2010 – Venue de Bernard Noël à Lyon

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Ce jeudi 3 Juin, Bernard Noël est venu à Lyon, et sous l’or, les stucs et les lustres monumentaux de la grande salle jouxtant la bibliothèque du 5ème arrondissement, le poète a lu : des séquences de « Jardin d’encre », poème en cours d’écriture, dont il nous a offert la primeur.
Nous étions une centaine environ à écouter. Une voix, d’abord, ferme, bien timbrée lisant un texte taillé sur mesure, au souffle près…, son texte. Et puis des paroles. Les paroles d’un homme qui a vécu. Profondément. Passionnément. En conjuguant les mouvements de l’histoire aux motions à l’œuvre en lui. Et en réfléchissant la langue, le corps, le vivant…
« Le jardin d’encre » – 17 strophes de 17 vers de 17 syllabes – évoque maintenant. Tout un bouquet de maintenant.
Il a lu et le temps s’est suspendu.

 
Bernard Noël  
(Photo : Pascal Fellonneau)

  « Et maintenant ce maintenant veut faire un rempart au présent… […]
  Et maintenant, la main cherche à tâtons une page habitable… […]
  Et maintenant pourquoi une fois de plus rechercher l’inconnu… […]
  Et maintenant création et dé-création croisent leurs syllabes… […]
  Et maintenant quelle miséricorde quand ce mot n’a plus de sens… […]
  […] et toute la vie dehors fera couler dedans la grande nuit. »

Lorsqu’est venu l'instant des échanges, nous sommes tous restés cois. Comment prendre la parole après avoir entendu cela ? Nous avions reçu un présent tel que nous ne pouvions offrir en retour à Bernard Noël que notre silence… profondément habité et ému.
Un peu de confusion est né de ce silence inattendu. Il a murmuré, timidement, presqu’en s’excusant : « Ce que j’ai lu m’a paru sinistre ».
Pour ma part, j’ai entendu et humé dans ce « Jardin d’encre » le bourdon d'une ample générosité et le parfum d'une profonde liberté…

Et vous, voudriez-vous partager quelques vers de Bernard Noël avec nous ?

Lyon, le 3 juin 2010 - Commencer

A
Michèle Rodet : Commencements - Détail
« Commencer » n’est quasiment plus employé dans le sens « d’initier avec ou par »… Gustave FLAUBERT pouvait encore écrire, dans Madame Bovary : « C'était le curé de son village qui lui avait commencé le latin, ses parents, par économie, ne l'ayant envoyé au collège que le plus tard possible. » Et Anatole FRANCE dans L'île des pingouins : « Les femmes ont été la plupart du temps si mal commencées par leur mari, qu'elles n'ont pas le courage de recommencer tout de suite avec un autre... »

Voici des façons de commencer qui chiffonnent les oreilles, n’est-ce pas ? Et pourtant ! Commencer, par sa morphologie-même, comprend la présence de l’autre. Car commencer est bâti à partir de deux mots latins : com-, et -encer. Com- vient de cum [qui signifie : avec] et –encer est tiré de initiare. Initiare recouvre principalement trois champs de signification : initier aux mystères (spirituels), instruire (initier à un domaine de connaissance : lettres, sciences…) et commencer.

 Il fut donc une époque où commencer s’entendait évidemment avec ou par l’intermédiaire de quelqu’un. L’on ne commençait pas tout seul. Commencer seul était non seulement impossible mais impensable. La présence d’autrui dans le processus d’introduction à un domaine ou une discipline – quels qu’ils fussent – était alors indéniable et nul ne pensait à effacer sa relation aux autres. Celui qui prétendait « s’être fait » tout seul était immédiatement taxé d’arrogance et d’impiété ! Ovide en témoigne : il n’a pas oublié comment Lycaon l’impie, après avoir servi la chair de son petit-fils à Zeus, fut changé en loup tandis que ses fils étaient foudroyés. A bon entendeur, salut !

Dans mon atelier :
ruban satiné bleu nuit
semé de fragments brillants
qui refléchissent la lumière
Il semble qu’aujourd’hui ne reste de commencer que l’action de débuter : comme si commencer se réduisait au premier degré de temps référé au fait imputé ! Puisque la tentative d’évacuer autrui des commencements semble un processus largement attesté – y compris chez les anciens - et partagé, l’on peut s’interroger sur l’aveuglement des héros, nombreux, que les dieux châtièrent pour leur rappeler leur condition d’être-en-relation.

Comment en vient-on à méconnaître ou à évacuer ceux qui sont à l’initiative ou les intermédiaires par qui les dons – de sciences, lettres, pratiques, mystères… - furent prodigués ? Tout semble se passer, pour ces héros tragiquement solitaires, comme si la lumière, éclairant les personnes et les êtres les entourant, leur avait manqué depuis toujours, et que faute de n’avoir pu les voir et les connaître, ils ne pouvaient les reconnaître…

Et vous, qu’en pensez-vous ? Quel est votre point de vue à propos de cette question ?


Le point de vue de :

       Annie R.
" Bonsoir Michèle,
J’ai visité ton site.
J’ai visité ton blog.
Je viens de lire ton texte « Commencer ».
La présence de l’autre, c’est donc çà !!
Commencer seul était non seulement impossible mais impensable. Bien sûr.
A la fin de ton texte j’ai eu l’impression que ce mot prenait pour moi le sens qu’il n’aurait jamais dû cesser d’avoir. C’est très difficile à expliquer.
Si j’ai bien compris le sens de commencer a évolué ( ? ) dans le mauvais sens, alors que je viens de (re)trouver son sens grâce à ton texte. Très étrange.
Je me demande toutefois si les héros n’étaient pas seuls, seraient-ils aussi héroïques ? "


      Marie-José GIL
"Quel beau questionnement à la fois si singulier et universel.
Tu évoques l'impossibilité d'accéder au "commencer" par le manque de lumière... de l'entourage et qu'en conséquence on ne peut accèder à ce que l'on n'a pas reçu faute de référence...
Peut-on imaginer que l'on refuse cette lumière trop éclairante voire dérangeante voire dangereuse, non pas parce qu'elle ne m'est pas offerte mais parce que je refuse de la voir ? Ai-je le droit de choisir l'obscurité à la lumière ? Mais si je refuse la lumière c'est que déjà j'ai une connaissance de celle-ci et que je l'ai reçue ! Donc si nous sommes des poussières d'étoiles indifférenciées de notre environnement et que celui-ci nous montre un chemin de commencement ou non... nous verrons le monde "avec de yeux ouverts par d'autres !" quel dommage ! bien que vérité...
Je crois en une lumière "autre" celle de la terre et du ciel qui m'appelle et pour celle-ci il ne suffit pas de voir, de sentir, de dire, de goûter, d'entendre mais simplement d'être, d'oser être ce que je suis en train de devenir...
Sans doute d'autres petits mots plus tardivement."