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Lyon, le 8 octobre 2010 – Commencer à apparaître


© Michèle Rodet - Le 5ème élément
(2008) Détail
      Pouvoir donner un visage à ce qui émerge de l’invisible : prêter formes langagières ou figures à sa (sur)face lors de son apparition n’est-il pas d’abord question de saisie, de capacité du corps et de la pensée à approcher, soutenir, accueillir et articuler des réalités qui échappent, a priori, aux sens et à la raison ?

      Il est arrivé ou il arrivera à chacun d'entre nous de découvrir que des formes inconnues étaient existantes dans l’invisible, dont nous ignorions à peu près tout en ce qui nous concernait, qui apparaissent sous l’aspect d’une révélation furtive - sitôt entrevue, sitôt disparue - ou d’un dévoilement permanent et tenace ; et entre ces deux termes, naturellement, toute une palette de nuances.

     La littérature et les arts ont été pendant des siècles les chantres de cet événement. L’écrivain classique disposait son lecteur à être particulièrement attentif à l’avènement de ce « quelque chose » en introduisant dans le fil de son récit la formule "Kai egeneto" que l’on traduit par : Et il arriva (que)… Cette expression, bien que formelle, était une alerte : elle prévenait le lecteur que même si certaines choses étaient passées sous silence, elles avaient bel et bien eu lieu. Et circulé. Depuis quelle(s) source(s), comment, pourquoi et dans quel but ? Mystère. Mais ce qui est sûr, c’est que cela s’était passé et que c’était arrivé !

© Michèle Rodet - Le 5ème élément (2008)
Détail ruban : ribambelle de cavaliers antiques
      Car lorsque la forme apparaît, il est réellement arrivé quelque chose. Littéralement. Dans nos histoires propres, il n’y a malheureusement pas de narrateur complice et bienveillant pour nous faire signe, de sorte que nous accusions réception de ce supplément avec l’aisance épique des antiques héros. Généralement, être confronté à l’apparition d’une forme inattendue nous prend de court et nous dépasse de manière que nous en sommes nous-mêmes surpris. Au point d’être mis hors de soi, exalté, paniqué ou d’en perdre certaines perceptions sensorielles, etc. Notre corps porte, bien avant notre raison, témoignage de ce qui nous est arrivé.

© Michèle Rodet - Le 5ème élément (2008)
Rubans sur toile de lin tendue sur châssis de bois
       Quelles que soient nos réactions au moment où émerge une forme inconnue sur fond d’invisible, nous sommes sommés par ce surplus. Ce quelque chose nous affecte si bien que nous devenons parfois irritables, selon la formule convenue, et que le trop plein non encaissé se décharge en colère ; laquelle atteste de notre impuissance à changer quoi que ce soit à ce qui est arrivé ainsi que de notre impossibilité à déployer les conséquences qui, forcément, ne manqueront pas de bouleverser tous les petits arrangements avec la vie - et la mort - que nous avions à grand peine inscrits aux registres de nos assurances, contrôles, sécurités, sûretés et autres maîtrises…

      Alors, du milieu de cet entre-deux – seuil ouvert aux quatre vents – apparaît l’inconnu résidant aux fondements de l’écriture poétique et de la création artistique. Inconnu élevant ou orientant nos regards vers le ciel, ainsi que « le serviteur du visible » qu’est Philippe Jaccottet l'évoque dans Paysages avec figures absentes :

     « En fait, de toutes mes incertitudes, la moindre (la moins éloignées d’un commencement de foi) est celle que m’a donnée l’expérience poétique ; c’est la pensée qu’il y a de l’inconnu, de l’insaisissable, à la source, au foyer même de notre être. Mais je ne puis attribuer à cet inconnu, à cela, aucun des noms dont l’histoire l’a nommé tout à tour. Ne peut-il donc me donner aucune leçon – hors de la poésie où il parle -, aucune directive, dans la conduite de ma vie ?
     Réfléchissant à cela, j’en arrive à constater que néanmoins, en tout cas, il m’oriente, du moins dans le sens de la hauteur ; puisque je suis tout naturellement conduit à l’entre-voir comme le Plus-Haut, et d’une certaine manière, pourquoi pas ? comme on l’a fait depuis l’origine, à le considérer à l’image du ciel
    Alors il me semble avoir fait un pas malgré tout. »
                                                   (Editions Poésie/Gallimard Poche, 1976, p.179-180)

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