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Lyon, le 24 février 2014



Pas de symbole sans … ?

Lire les chapitres précédant : ch. 1 : du signe... - ch. 2 : ... au symbole

       La langue grecque établit un rapport entre "symbole" et… diab(o)le. Ce mot est tiré du verbe grec dia-ballein, qui signifie : "jeter entre ou à travers, placer à travers, d'où : séparer, insérer, désunir ; brouiller, détourner ; attaquer, accuser, dire du mal de ; jouer à, tromper."
      Dans l'antiquité, diabolê (nom) renvoie non pas un objet comme le symbole, mais à "la  division, d'où : brouille, aversion ; accusation (fondée), fausse accusation, calomnie". Est diabolos (adjectif) : "ce qui désunit, qui inspire la haine ou l'envie, la médisance ou la calomnie".
       
       La dynamique diabolique opère en brouillant les traces, disloquant les liens et brisant les signes ; c'est une énergie de désordre, de perversion, de détournement des traces lisibles. Le diabolique embrouille en touchant à ce qui anime l'humain et le fait vivre, en touchant au désir. Ses armes ? Mensonge, manipulation, instrumentalisation, emprise...
      Le diab(o)le brise les fils du désir en utilisant à son profit les formes symboliques : il les vide de leur sens et de leur substance vitale, de leur énergie de vie. Il ne reste alors que des formes brutes, sortes de coques vides et insignifiantes.
     Ce que provoque le diab(o)le ? La confusion, le perte de repère et de liens et par conséquent, des blessures (d'âme) et de la mort (du désir). A quoi mène-t-il ? A la jouissance centrée sur soi.

Apparition de Mephistophélès à Faust  






    Quels recours ? Les sociétés et les associations cherchent depuis toujours à se protéger et à tenir leurs membres à distance de cette énergie néfaste. Les lois, les contrats, les pactes, les chartres (etc.) sont le moyen qu'elles ont trouvé et mis en œuvre pour ce faire. C'est pourquoi on leur confère une fonction symbolique, un pouvoir d'union et de rassemblement : ce qui y est consigné porte une valeur d'écriture contractuelle, une valeur d'alliance ou de "re-liance" pour la vie entre chacun, au sein et entre les générations.

     Dans la mesure où ce n'est pas un pacte diabolique, naturellement. J. W. von Goethe met en scène Faust, le héros légendaire qui signa un pacte avec le diable. Il conte comment le piège ourdi par l'esprit et prince des ténèbres Méphistophélès conduira Faust tout droit dans ses filets en semant la mort autour de lui…

     Voici un passage extrait de ce Faust : 

" MEPHISTOPHELES :… Un mot encore : pour l'amour de la vie ou de la mort, je demande pour moi une couple de lignes.

FAUST : Il te faut aussi un écrit, pédant ? Ne sais-tu pas ce que c'est qu'un homme, ni ce que la parole a de valeur ? N'est ce pas assez que la mienne doive, pour l'éternité, disposer de mes jours ? Quand le monde s'agite de tous les orages, crois-tu qu'un simple mot d'écrit soit une obligation assez puissante ?... Cependant, une telle chimère nous tient toujours au coeur, et qui pourrait s'en affranchir ? Heureux qui porte sa foi pure au fond de son coeur, il n'aura regret d'aucun sacrifice ! Mais un parchemin écrit et cacheté est un épouvantail pour tout le monde, le serment va expirer sous la plume ; et l'on ne reconnaît que l'empire de la cire et du parchemin. Esprit malin, qu'exiges-tu de moi ? Airain, marbre, parchemin, papier ? Faut-il écrire avec un style, un burin, ou une plume ? Je t'en laisse le choix libre.

MEPHISTOPHELES : A quoi bon tout ce bavardage ? Pourquoi t'emporter avec tant de chaleur ? Il suffira du premier papier venu. Tu te serviras pour signer ton nom d'une petite goutte de sang.

FAUST : Si cela t'est absolument égal, ceci devra rester pour la plaisanterie.

MEPHISTOPHELES : Le sang est un suc tout particulier.

FAUST : Aucune crainte maintenant que je viole cet engagement.
L'exercice de toute ma force est justement ce que je promets. Je me suis trop enflé, il faut maintenant que j'appartienne à ton espèce ; le grand Esprit m'a dédaigné ; la nature se ferme devant moi ; le fil de ma pensée est rompu, et je suis dégoûté de toute science. Il faut que dans le gouffre de la sensualité mes passions ardentes s'apaisent !
Qu'au sein de voiles magiques et impénétrables de nouveaux miracles s'apprêtent ! Précipitons-nous dans le murmure des temps, dans les vagues agitées du destin ! Et qu'ensuite la douleur et la jouissance, le succès et l'infortune, se suivent comme ils pourront. Il faut désormais que l'homme s'occupe sans relâche.

MEPHISTOPHELES : Il ne vous est assigné aucune limite, aucun but. S'il vous plaît de goûter un peu de tout, d'attraper au vol ce qui se présentera, faites comme vous l'entendrez. Allons, attachez-vous à moi, et ne faites pas le timide ! "

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Lyon, le 1er novembre 2013

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Le symbole : une forme de dynamisme orientée vers l'un

Le mot français "symbole" a été formé à partir du verbe grec sumballô, qui signifie : "jeter ensemble,  mettre ensemble, mettre en commun, d'où : rapprocher, échanger, réunir - rapprocher par la pensée, expliquer - se rencontrer avec, se réunir, avoir une entrevue avec." 
Monnaie de la Grèce antique  : drachme
Dans l'antiquité, le symbole était matérialisé par une poterie, ou une pièce de monnaie, que l'on brisait en deux (ou en plusieurs) morceaux lors d'une première réunion, d'une première entrevue ou d'un engagement et que l'on distribuait à chacun des membres présents en vue d'une autre rencontre. Lors du prochain rassemblement, l'on rapprochait les morceaux pour reformer l'unité de la pièce ou de la poterie. L'on s'assurait ainsi de l'identité des porteurs, de leur nombre, etc.
Pour qui le portait, ce fragment confirmait son appartenance au dit groupe (assemblée, société, fratrie, association commerciale, …), sa singularité au sein de ce groupe, mais aussi l'union initiale et la perspective d'une nouvelle réunion. C'était le signe à la fois d'un lien et d'un engagement. Signes de reconnaissance, les fragments rassemblés de la poterie attestait du lien initial entre chacun. Traces lisibles, ils manifestaient la relation au travail, le lien en attente d'accomplissement, une part de responsabilité.

A cette époque, le symbole n'était pas figé dans une forme, mais désignait déjà une alliance, une unité de vue, un projet commun ou, comme on dit aujourd'hui, de la "re-liance".Le symbole prend à présent des formes en fonction de l'idée, du contrat ou du projet (social, politique, religieux, commercial…) qu'il représente.
Il est devenu plus abstrait, moins personnel, souvent codifié, mais il demeure pour qui lui accorde de l'importance, un objet ou un signe qui indique l'orientation de son désir : une énergie, un dynamisme tourné, non pas vers une jouissance solitaire, mais vers du rassemblement, de l'unité, des retrouvailles, du plaisir issu d'un désir partagé.

Le symbole donne à penser la présence, la signifie et la suspend. Ce n'est ni un objet - qui satisferait ou comblerait un besoin - ni un souvenir : il n'appelle par la remémoration passive d'un événement ou de personnes rencontrées autrefois. C'est un objet "ouvert", un espace de transfert : il oriente vers demain, dégage un champs pour de la créativité, ménage un espace pour que des singularités co-opèrent, se co-ordonnent. Par lui transite une énergie vivante, active dans la mesure où il rend présent le désir initial et l'actualise en permanence (envers et contre tout), y compris dans l'absence (de l'autre ou des autres).

Mais, si le grec a forgé le mot "symbole" pour parler de ce type d'énergie, de cette dynamique de rassemblement, de ce plaisir des retrouvailles, de cet esprit tendu vers l'un, quel mot a-t-il bâti pour désigner son contraire : la dislocation des liens, l'effacement des relations, l'écrasement du temps, la perte de sens ?
                                                                                                       © Michèle Rodet
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Lyon, le 7 septembre 2013

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Du signe… au symbole
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Les littéraires ont une façon bien à eux d'entendre et d'employer certains mots. A plus forte raison, les littéraires linguistes. C'est qu'ils sont enracinés non seulement dans un corpus de langues et de textes qui remontent à Homère, mais aussi dans la manière dont fonctionnent langues et langages, et encore dans l'usage que les humains font de la parole. Les littéraires linguistes tiennent ces trois dimensions d'une même main, comme un conducteur de char à trois chevaux le ferait avec les rênes de son attelage : la difficulté réside non pas dans la posture bien qu'elle demande de l'adresse, mais dans le fait de conduire chacun des chevaux dans la même direction !

Michèle Rodet : Tissâge (détail)
Comment donc utilise-t-on des mots comme "signe" et "symbole" dans ce domaine ?
Le signe est l'unité de base d'un langage. Le signe, et non le mot ou la phrase. C'est une unité qui participe de la construction d'un langage dans la mesure où il produit de la "signification", et partant, du ou des sens. Le signe est le matériau qu'emploie un écrivant ou un parlant pour "faire signe" - pour alerter autrui, lui "signaler" qu'il veut lui parler - et pour faire sens.
Pour produire du sens, il faut au moins deux signes. En effet, si je dis : "sud", dans l'absolu, cela à une signification mais pas de sens. Le sens de sud ne vient que si je le place en rapport avec "nord" ou "est", par exemple. Si je suis un navigateur, ma route changera radicalement de sens si je dois aller "sud-nord" ou "sud-est". Et la direction de mon véhicule en sera affectée.

Et bien, il en va de même avec le langage. Le mot "blanc" par exemple, possède en lui-même quelques significations intrinsèques - de couleur ou d'absence de couleur - mais son sens ne provient que du rapport avec un autre signe : si je relie "blanc" à rouge ou rosée, alors je "désigne" le vin dont je parle. Si je le relie à "jaune", "noir" et "rouge", alors je désigne une couleur de peau et j'évoque une manière de penser l'humain. Etc.
Michèle Rodet : Tissâge - 2010 - (1,40 x 0,85)
En donnant du sens, le signe désigne ! Le parlant affecte un mot ou un groupe de mots à la chose - perceptible par nos sens - qu'il met en lumière ou qu'il montre d'une part, et d'autre part à ce qu'il pense ou à comment il pense. C'est une sorte d'interface.
Je peux encore employer le "blanc" pour parler de quelque chose qui n'est ni matériel ni perceptible par les sens, mais qui concerne tout humain. Le blanc symbolisera alors, selon la culture, le mariage, le deuil, la pureté… etc. Le signe gagne ainsi un nouveau pouvoir, celui de symboliser ; c'est-à-dire de manifester - à travers un élément perceptible - des réalités non perceptibles par nos sens, des réalités qui concernent notre intériorité et nos relations avec les autres.
Lorsqu'un signe acquiert la dignité du symbole, il devient pour les uns un code, pour les autres un langage. 
Mais à propos, le mot "symbole", d'où vient-il, que signifie-t-il et à quels sens a-t-il donné lieu ? 
                                                                                            © Michèle Rodet
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Lyon, le 19 décembre 2012



     SOURCES


       Voici des années
       que je marche dans le désert -
       le chant des pistes

Yala  Yala  Gibbs TJUNGURRAYI : 
Rêve du serpent et de l’eau (1972)
Pigments minéraux et peinture acrylique 
sur panneau aggloméré



Le chant des pistes
va,vient,se présente,se perd -
là-bas il serpente



A l’ombre d’un vallon –
une bouche, creusée dans le roc,
à même la terre



- Mon cœur, dis, pourquoi
bondis-tu dans ma poitrine ?
- Source, te voici !

         © Michèle Rodet



L’exposition - Aux sources de la peinture Aborigène - présente le mouvement artistique né dans le désert d’Australie centrale au début des années 1970. Il provient de la transposition, sur des panneaux de bois, de motifs de peintures rituelles éphémères. Les artistes Aborigènes de Papunya, en créant une nouvelle forme d'art, changèrent la manière d’appréhender le territoire et de concevoir l’histoire de l’art australien, et partant, commencèrent à reconquérir la place et la dignité qui leur avaient été dérobées.
Au Musée du quai Branly - 37, quai Branly 75007 Paris –  01 56 61 70 00 - Jusqu’au dimanche 20 janvier 2013.


Lyon, le 24 juillet 2012


Passages

La poésie m’attire. J’aime la lire. J’aime d’avantage encore l’écouter, incarnée par une voix et ses couleurs, une scansion, un souffle… une présence.
J’aime aussi en écrire. Les formes, nombreuses, dans lesquelles elle se coule,  me permettent de donner libre cours à mon imaginaire dont les surgissements sont multivoques. 
Ah, le plaisir de jouer des mots, des rythmes et des silences comme un musicien joue de son instrument ! Et que dire de la joie de façonner des images, de ménager des entre-deux - autant de portes ouvertes pour que l’imaginaire d’autrui entre en correspondance avec le mien, autant de passages pour que des voix secrètes se faufilent jusqu’à nos oreilles…

 
Rue de l'Oratoire  -  Chalon sur Saône (France)
Cette année, le haïbun s'est joint à mes autres "instruments" de poésie. C'est une forme traditionnelle d'origine japonaise, plutôt courte. Sa principale caractéristique ? Mêler le récit et la poésie, que l'on préfère brève, de sorte que le haïku y trouve naturellement sa place. 
Les premiers haïbuns connus sont des récits de voyages. Aussi cette forme m'est-elle apparue comme pouvant faire coexister deux voix dans le même espace : celle du récit de voyage en surface et celle de l'âme dans la profondeur à travers de la poésie.

    Le haïbun, c’est le chant et la voie.
    L’accord entre deux…
    La trace d’un passage, de passages…

    Passage est d'ailleurs le thème choisi par les rédacteurs de l'Echo de l'Etroit Chemin n°4, la revue numérique publiée sur le site l'Etroit Chemin, dédié au haïbun. Le passage s'y décline en haïbun et sous divers aspects et tonalités...


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Lyon, le 28 avril 2011 - Mystère et floraisons

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La poésie détient ceci de particulier qu’elle décoche au langage des flèches de mystère. Elles surviennent de la même façon que les fleurs apparaissent aux branches des arbres : sans que nulle main d’homme n’intervienne. La poésie comme une branche d’arbre à laquelle advient floraisons ? C'est-à-dire événements vivants ?

Oui, vivants ! Que la fleur soit un vivant, nous le savons à ceci : nous cueillons une branche fleurie ? En quelques jours à peine, les fleurs perdent leur éclat, se fanent et meurent. Incapables sommes-nous, malheureux humains, de leurs rendre la vie ; c’est que nous ne sommes pas des dieux ! Nous laissons la branche fleurie sur son arbre ? Alors leurs pétales se développent puis s’envolent, à l’heure fixée par le ciel, leur cœur se transforme en fruit, le fruit se donne - ou tombe -, nous nourrit ou offre ses graines à la terre de sorte d’engendrer, peut-être, d’autres arbres…
 
Ainsi vivantes, la poésie et la création artistique ? Vivantes les pointes de mystères que les poètes enchâssent dans leurs textes. Comme des fleurs sur une branche, mais invisibles, disséminées au fil des mots, en « négatif »... Ceci n’est la conséquence ni de postures, ni d’impostures. C’est qu’il est tout simplement impossible à un humain de parler la langue des dieux. Tous ceux qui écrivent ou créent l’expérimentent : un coup d’œil ou d’oreille - dépourvu de la moindre intention - et les voici « inséminés » ou, pour le dire avec élégance, inspirés par Hermès, Mercure ou quelque Muse qui passait justement par là !

Qui connaît les secrets de la nature sait que pour déplacer un végétal de manière à préserver sa vie, il convient de veiller à ses racines, à ce qui contient sa vie en puissance, à sa puissance de vie. Est-ce à dire que les poètes ont, comme les jardiniers, une science des racines ? Certainement. Mais une science propre, intime, forgée au feu de tout ce qui les rattache à la vie depuis les origines.



Point de système, donc, dans la création - surtout pas de système, de process, ni de modélisation ! - mais la rencontre hic et nunc entre des présences ouvertes à des perspectives et à la mise en jeu de correspondances à travers d’infinies conjugaisons...




Lyon, le 24 mars 2011 - Clair-obscur aigu-émoussé

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A cause de je ne sais quel funeste sort, les français craignent les figures de style de leur propre langue. Il est vrai que certains mots, avec leur consonance bizarre et leur orthographe invraisemblable, ne simplifie pas la tâche de qui veut mettre les mains dans le cambouis !

Ainsi en est-il de l’oxymore, la figure de style qui rassemble, en une seule expression, deux termes de sens contraire. Des exemples ?
"Cette obscure clarté qui tombe des étoiles…" Pierre Corneille, Le Cid.
"Ma seule Étoile est morte, - et mon luth constellé porte le Soleil noir de la Mélancolie" - Les Chimères, de Gérard de Nerval ; des expressions aussi, passées dans la langue commune telles qu’un silence assourdissant, un jeune vieillard et naturellement, un clair-obscur.
Le mot oxymore a été composé à partir de deux termes grecs : oxy- et -more.
Oxy- vient d’oxus et signifie « aigu, c. à d. pointu, tranchant ; d’où, en parlant de sensations : piquant, aigre, acide ; aigu (voix, cri), perçant (vue, regard) ; en parlant de l’intelligence : fin, pénétrant, vif, rapide ».
-More vient de môros et signifie « émoussé, hébété, d’où au moral sot, fou, insensé ».
Le mot oxymore signifie donc littéralement « aigu-émoussé, fin-sot, pénétrant-hébété… ». Il est donc lui-même un oxymore !

Quand un oxymore se présente dans un texte, il surprend et déstabilise : la langue perd de sa clarté, le sens de la phrase se dissout et le lecteur attentif s’arrête. Car l’oxymore conduit le langage à une extrémité : dire et dédire en un seul mouvement. C’est qu’il s’agit pour lui non de produire du sens en surplus, mais au contraire de l’évider, de le creuser ; l'oxymore signale la présence d'un abîme, indéfini mais bordé, comme le ferait un pont jeté par-dessus un gouffre pour le franchir.

Ainsi, dans le même temps que la signification se dérobe, une porte s’ouvre sur une autre scène - un seuil se dégage entre deux - et un troisième espace apparaît qui, n’étant pas visible, ne pouvait se déployer dans le courant du texte.
Ce troisième espace est désigné en creux, en négatif, pour informer le lecteur que le dit-lieu est compté : il existe, puissamment. Le lecteur renvoyé à ses propres réflexions est alors invité à développer ses pensées et à les laisser filer dans le courant du texte. C'est que le Destin qui noue ses rets par-dessus nos têtes ou les remous obscurs, cycliques et labyrinthiques de nos âmes sont affaires de chacun.

Fac simile de Georges de la TOUR - (Le Louvre)
Éducation de la vierge
Clair-obscur est donc un oxymore. Ce fut aussi, en peinture, l'expression d'une révolution qui introduisit un déplacement radical dans la conception de la lumière.
L'expression clair-obscur, en passant dans le langage commun, a été roulé comme un galet dans le cours tumultueux d’un torrent : elle a perdu de son tranchant et de ses qualités subversives. 
Cependant, bien que l’aiguillon soit émoussé, elle n’en introduit pas moins à des chambres noires, des champs obscurs, des fonds ténébreux ou de sombres scènes…
Les mots passent et leurs vertus, les mystères demeurent - inusables, inépuisables, insondables - et leur piquant, et le désir aigu qu’ils suscitent d’être pénétrés… mais aussi formés, déformés, reformés… et représentés !


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Lyon, le 27 novembre 2010 – Apparaître, entre ombre et lumière


© Michèle Rodet  -  La Porte (2007)
Rubans cousus sur toile floquée gris-rose

Cette semaine, en dépit des frimas et de la grisaille, le soleil a trouvé moyen de s’infiltrer dans mon atelier. Il a déposé l’un de ses rayons sur ma "Porte" qu’il a illuminée.
"La Porte" est le titre de l'une des tentures murales que j’ai créée. En ce moment, elle habille l’un de mes murs. Elle mesure (hors fond) 1,60 mètre de haut et 2,10 mètre de large.
Un bonheur ne venant jamais seul, le soleil a frappé ma "Porte" à l’effigie d’une feuille : elle s’est posée là, au milieu, ombre légère comme un papillon, quelques minutes…, le temps que je réalise ce qui se passe. Car, lorsque le soleil s’est invité, je travaillais à une autre oeuvre et pensais à tout autre chose. L’or des rubans a réfracté la lumière de son rayon et sa réflexion est venue troubler mon regard de sorte que, revenant à l’ici et maintenant de mon atelier, je me suis apperçue de sa présence…

© Michèle Rodet - La Porte - Détail
(Photo prise le 24 novembre 2010 après-midi)
Kai egeneto… en levant les yeux, j’ai vu ma "Porte" transfigurée. Comme si elle avait été ouverte par quelque main mystérieuse, elle donnait réellement lieu à lumière - et à ombre de feuillaison - un jour obscur de novembre alors que les arbres étaient déjà endeuillés pour la morte saison.
Frappe éphémère mais qui a scellé à perfection l’intention profonde ayant présidé à sa création, intention que j’avais manifestée par le truchement de rubans dorés  rayonnant depuis la porte.
Le soleil, bon peintre, a mis en lumière cet invisible. Il a accompli ce que je ne pouvais réaliser.
Oui ! Lorsque le réel touche la réalité du bout de l’un de ses rayons, la porte donne à voir ! Cet après-midi de novembre, sur son seuil, entre ombre et lumière, sont apparues des promesses de printemps et de renouveau…

Lyon, le 14 novembre 2010 - Mettre en lumière pour faire apparaître

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Je suis allée visiter l’exposition de peinture UN SIÈCLE DE PAYSAGE – LE CHOIX D’UN AMATEUR qui présentait 70 œuvres d'une collection privée, retraçant une histoire du paysage en peinture au XIX° siècle. Au début de cette période, le peintre regardait encore la nature comme un gisement de formes dans lequel il puisait pour dresser le décor de scènes historiques, bibliques ou mythologiques, de sorte de créer des paysages idéaux. Alors relégués à la fonction de cadre, ces paysages composites relevaient de faire-valoir plus ou moins développés.

Georges MICHEL
Campagne sous un ciel gris avant l'orage
Huile sur papier marouflé sur toile
La collection présentait des toiles de peintres dont le regard sur la nature s’est peu à peu modifié. Les artistes, en sortant de plus en plus souvent de l’atelier pour saisir la nature sur le vif – ses plans, ses atmosphères, ses éléments, sa lumière… - se sont mis à peindre « sur le motif ». 
A leur travail sur les événements atmosphériques ou naturels correspondent une touche et une palette plus libre – déjà annonciatrice de l’impressionnisme – et un re-centrage sur des thèmes qui deviennent au fur et à mesure en eux-mêmes le sujet du tableau.
Perdant peu à peu sa fonction de cadre, la nature devient le sujet propre du tableau. Et la signification jusque-là dévolue à des personnages ou à des symboles est assignée au paysage lui-même. Un autre langage apparaît.

François GIROUX (vers 1826-1829)
L'Arbre foudroyé
Huile sur toile

Un langage entre deux. Car si c’est bien la nature qui est peinte, c’est de façon que le regard du visiteur soit porté sur un événement ou un élément littéralement « mis en lumière » par le peintre : une ombre inquiétante provenant du ciel, le moignon d’une branche arrachée par la foudre sur un tronc amputé, la blessure infligée à l'écorce terrestre pour tracer un chemin. L’on ne passe plus alors par l’histoire pour penser et représenter ce qui, de l’humain ou de ses sociétés, est indicible, mais directement par un événement naturel. Plus de narration donc, mais des figures, des figures de nature pure.

Le peintre comme le poète met alors en correspondance deux « terrains », deux « champs » de représentation qu’il déplace de sorte de les situer en rapport. La puissance d’évocation - dégagée des articulations et des liens narratifs - est en quelque sorte projetée dans le regard du visiteur si bien que c’est en lui que le jeu des interprétations se déploie. Avec les scènes historiques et mythologiques, la conjugaison interprétative entre histoire et géographie sort du tableau. Le paysage, bien que toujours composé, occupe désormais toute la place.

Jean ACHARD (vers 1844) - Paysage dauphinois
Huile sur toile
Alors le peintre, de nouveau démiurge, compose une forme naturelle autre, qui est existante dans le visible pour tout le monde, mais dont le visiteur ignorait qu’elle le concernât en propre.

L'exposition UN SIÈCLE DE PAYSAGE - LE CHOIX D'UN AMATEUR s'est déroulée au Musée des Beaux-Arts de Lyon (France) de juin à octobre 2010.

Lyon, le 26 août 2010 – Ombres et lumière

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Fac-simile d'un tableau de G. de la Tour : Éducation de la Vierge
Ce tableau est une copie d’une peinture de Georges de la Tour. L'original en a été perdu mais on en connaît l’existence grâce à quelques fac-simile dont celui-ci. Son titre ? Éducation de la vierge. Bien que je l’eusse d'abord écartée de ma sélection - lors de l’article intitulé  Commencer... à la flamme d’une chandelle -, j’y reviens. Parce que le sujet évoqué m’intéresse, mais aussi à cause de remarques que l'on m'a livrées et qui m’ont donné à songer : « Mieux vaut allumer une bougie que maudire les ténèbres ! ». Et : « On n’a pas besoin de gens brillants, on a besoin de gens qui nous éclairent ! » De sorte que je me suis interrogée à nouveaux frais sur les rapports, multiples et complexes, qu’entretiennent l’ombre et la lumière.
© Photo Thierry DEMANGE
Lever de lune

Alors que je contemplais le lever de la pleine lune, mardi dernier, en compagnie d’amis, il m’est apparu combien l’obscurité mettait la lumière en relief. Et comme il était agréable de se fondre dans la pénombre et bon d’y trouver asile. Nous passions la soirée sur les rives d’un lac, dont les eaux étaient d’un calme si parfait que sa surface ressemblait d’avantage à un voile couleur de ciel qu’à une masse d’eau profonde, mouvante et diffractant les lueurs venant des astres. Cette face plane et sereine dupliquant la lune – réfléchissant elle-même la lumière du soleil - dans son écrin de nuit, m’a ramenée à cette toile.

Fac simile de G. de la Tour - Détail
Éducation de la Vierge
J’avais écarté ce tableau parce qu’il est, de mon point de vue, une mauvaise copie : en effet, la grossièreté des traits du visage de la fillette et l’excès de lumière qui le frappe trahit l’esprit à l'oeuvre dans la peinture de Georges de la Tour.
Il en est pour cette toile comme si une pierre avait été jetée dans le lac de façon que les ondes qu’elle cause troublent, en jetant leur ombre, la pureté de l’original.
Fac simile de G. de la Tour - Détail
Éducation de la Vierge
Une copie non conforme possède ceci d’intéressant qu’elle met en valeur l’écart entre la main et l’esprit d’un artiste et ce qui fait défaut au regard du copiste. Quelque chose d’essentiel n’a pas été saisi dans ce fac-simile, qui a conduit à ce que le visage de l’enfant offre le même aspect que les feuillets du livre présenté, comme si sa peau avait la texture d’un parchemin ou d’un vélin. Une peau certes vierge de toutes lettres, de toutes marques - point de cicatrices ni de rides sur ce visage lisse – a été peinte par le copiste, mais une peau morte.
Georges de la Tour - Détail
Nativité 

Alors que de Georges de la Tour, je m’attendais au contraire et à l’opposé : que le visage de l’enfant reçoive les traits délicats et le subtil incarnat - qu'il savait confectionner - d’une part et d’autre part que le livre présente en sa contexture la peau vive et veloutée du visage d’un enfant ; que les pages offertes à la lecture expriment en puissance l’incarnation et l’avènement.

© Photo Thierry DEMANGE - Lever de lune
L’ombre la plus essentielle ne réside pas forcément dans l’obscurité profonde ou les ténèbres épaisses. Certaines opacités - invisibles pour les yeux - peuvent être enchâssées dans le lacs d'un regard.  L'ombre, sertie dans les griffes de la lumière, ne se révèle alors qu'aux abords de l'original, aux seuils… ou sur les rives d'un lac, un beau soir de clair de lune.

Les clichés de lever de lune ont été réalisés par Thierry DEMANGE.

Lyon, le 7 juillet 2010 – Commencer à… la flamme d’une chandelle

Georges de la Tour : L'apparition de l'ange à Joseph
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Coïncidence ! Lundi, le 28 juin, en allumant la radio, voici que je suis accueillie par ces mots :
« Jadis, en un jadis par les rêves eux-mêmes oublié,
la flamme d’une chandelle faisait penser les sages :
elle donnait mille songes au philosophe solitaire.
Sur la table du philosophe,
à côté des objets prisonniers dans leur forme,
à côté des livres qui instruisent lentement,
la flamme de la chandelle appelait des pensées sans mesure,
suscitait des images sans limite. »
De la main de Gaston BACHELARD, ils sont tirés d’un opuscule intitulé :
La flamme d’une chandelle ! 

Georges de la Tour :
Saint Joseph charpentier

Gaston BACHELARD, le philosophe poète…

Il ne m’en a pas fallu plus pour aller relire La flamme d’une chandelle et rechercher des images de peintures de Georges de la TOUR.

Rien de flatteur dans cette peinture - ni brillance technique, ni accumulation d’objets ou de motifs décoratifs, ni envolées lyriques ou mélancolies romantiques - seulement de la simplicité.
Georges de la Tour :
La Madeleine à la veilleuse
  
Cette économie de moyens et de couleurs,
assortie de constructions qui confinent au dépouillement,
porte au silence, à la méditation :
de larges plages inoccupées, quelques figures,
de rares objets et, reine,
la lumière chaude et mystérieuse
qui se joue de l'ombre…
Georges de la Tour : L'adoration des bergers


« Pont de feu entre réel et irréel
Co-existence à tout instant
De l’être et du non-être »
Roger ASSELINEAU, Flamme, in Poésies incomplètes


Georges de la Tour : détail
(Madeleine)







« La flamme est un feu humide »
[...] le lecteur des Pensées de JOUBERT se plaît aussi à imaginer.
Il voit cette flamme humide,
ce liquide ardent, couler vers le haut,
vers le ciel,
comme un ruisseau vertical. »
Gaston BACHELARD, La flamme d’une chandelle


Flamme, lumière d’encre  
 Des commencements    
   Aux seuils            
      Fluide              
         Naissance, ô mort… 
                                           © Michèle Rodet



Lyon, le 18 juin 2010 – Commencer (suite)

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Ce blog a vu le jour sur l'incitation de proches et d’amis, incitations que je me suis longtemps abstenue de mettre en œuvre, parce que je ne voyais pas sous quel angle je pouvais m’inscrire dans cette pratique…

Et puis, lors d'échanges de vœux en début d’année, j’ai reçu la photo d’une flamme. Cette photo m’a touchée. Vivement d’abord. Puis elle m’a accompagnée, mezzo vocce, dans l’ombre du quotidien. Bien qu’ayant tout de suite été troublée par la ressemblance entre cette flamme et la forme d’une plume (de stylo-encre), je n’ai pas pensé alors à la correspondance entre lumière et écriture. Jusqu’à ce que me revienne le souvenir d’une passion d’enfance : celle éprouvée pour les peintures de Georges de la Tour dites « de nuit ».

A ces toiles aux chaleureux clairs-obscurs est associé, par un affect puissant, mon désir d’explorer, absolu, immédiat, brut, compact… Ma passion pour l’exploration était à cette époque dépouillée de la moindre parcelle d’artifice ou de relatif - point de négociation dans ce désir-là : impensable de me plier au défilé des mots ou à quelqu’autre discipline -, de sorte qu’elle s’investissait tout entière dans un direct avec la nature. Ainsi a débuté – pour autant que je m’en souvienne - mon corps à corps avec le monde, royaume évidemment donné, en un embrassement inarticulé. De cette densité – compacité de plomb - oui, je crois, procèdent l’embrasement et l’élan créatif, encore et toujours à l’œuvre…
Dans mon atelier :
bobines de fil de soie
Quel mystère, que ce désir ait pris formes, figures et ancrages à partir de toiles peintes ! Et qu’il ait par la suite sans cesse déroulé ses chaînes, embobiné ses fils, tissé ses trames, ses motifs et ses intrigues dans l’obscur clarté propice à ses voies…

Je suis impressionnée par le nombre de personnes – présentes ou absentes, vivantes ou mortes, proches ou lointaines – qui contribuent au moindre des commencements…

Le feu crépite
Sa lumière cachète
L’or des pépites
                                                                 ©Michèle Rodet