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Lyon, le 8 mars 2018


                                       DEUX  FRÈRES

 Nouvelle

 
Mon bien cher frère, 

Une porte vient de claquer violemment quelque part dans la maison... Aimée-Caroline, sans doute, qui exprime son désaccord ! Comment l’en blâmer, cher Paul, j’ai été un piètre époux pour elle, beaucoup trop absent du foyer.

De plus, je viens de lui annoncer ma décision de partir nous installer à Rome au printemps, elle va donc devoir quitter notre maison ainsi que tous ses proches.

Je t’écris, mon cher frère, pour répondre à quelques-unes de tes questions restées en suspens… Aujourd’hui que ma fin approche, je peux me retourner et embrasser d’un seul regard mon existence. Je vois, enfin je vois !

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Les premiers fils de mon destin me sont apparus lorsque nous préparions le concours du Prix de Rome en 1832. J’avais passé avec succès les premières épreuves et le thème imposé pour l’ultime avait été Thésée reconnu par son père Égée. Tu sais combien je me sens concerné par les cycles mythologiques de Thésée. Une profonde émotion m’a alors soulevé et la fièvre qui s’est emparée de moi, a allumé une ardeur dont je pensais être totalement dépourvu. Composer et rendre la scène héroïque me fut évident, comme s’il habitait un inconnu en moi qui avait déjà forgé cette représentation bien avant que l’heure n’eût sonné.
Cela me réussit : mes maîtres me reconnurent, m’ouvrant la voie du succès et me permettant de partir à Rome pour la Villa Médicis.

J’eus alors le loisir de repenser à ce qui venait de m’arriver, de tenter de comprendre qui j’étais, ou du moins d’articuler cette question : comment se fait-il qu’en moi co-existent deux forces antagonistes entre lesquelles je suis sans cesse ballotté et écartelé : la mélancolie, qui me fait craindre la fréquentation des hommes, et jusqu’à ma propre ombre d’un part et d’autre part la création, qui me libère de toute appréhension et me fait jouir de sommets à nul autre apparus ?

Te rappelles-tu combien l’étrangeté de mon prénom m’a valu de questions, de quolibets et autres moqueries lorsque nous étions enfants ? J’aurais préféré porter un prénom simple comme le tien, Paul…
Mais Hippolyte ! Le nom que Thésée octroya au fils qu’il eut de la reine des Amazones. Hippolyte, la transcription française du grec Hippolytos, le fils de Thésée et d’Hippolytè ; Hippolytos chasseur et jouteur qui, comme sa mère, avait la passion de la lutte, si bien qu’il se complut en la cruelle Artémis plutôt qu’en Aphrodite l’amoureuse, laquelle se vengea de son mépris en le précipitant dans les bras de l’épouse légitime de son père, Phèdre sa belle-mère, dont il refusa les avances et qui, de dépit et de colère ourdit pour lui le plus funeste destin.
Quelle ironie ! Moi qui ait horreur de la chasse et du sang ! M’avoir nommer ainsi ! Et pourtant aujourd’hui, pourrais-je prétendre que la lutte me fut épargnée ? Non pas… Mais ces combats furent livrés en mon for intérieur. A présent, je pense qu’Hippolytè fut pour moi, telle une mère attentive, une redoutable guerrière veillant et se dressant contre la mélancolie qui sans cesse rodait à ma porte.

Nos parents ajoutèrent à Hippolyte le prénom de Jean, l’évangéliste.
Jean Hippolyte, quel attelage incongru ! Unir en une personne le corpus des Lettres grecques et celui des Ecritures saintes… Pourtant, aujourd’hui, je m’interroge sur l’esprit qui les inspira au moment de me nommer, sur le destin auquel ils songeaient alors pour moi... Car c’est en lisant Jean que j’ai découvert l’art de tisser les liens de filiations, dégagés de la chair et du sang. Grâce à lui, j’ai pu concevoir un Dieu - tout autre que celui qui nous fut enseigné - dont la puissance de libération germe dans l’amour qu’il porte à chacun de ses fils ; et la foi que j’ai placée en Lui ne m’a jamais quittée.

Ma rencontre avec le divin s’est passée dans le jardin de la Villa Médicis, alors que je dessinais sur le motif. Le soleil était au zénith, je voulais me libérer l’esprit du Jeune homme nu au bord de la mer et de la mélancolie qui m’assaillait par vagues de plus en plus glacées depuis que nous avions été séparés. La chaleur du soleil, l’intensité de la lumière et cette nouvelle méthode alors en vogue à la Villa Médicis me semblaient receler de bonnes fortunes. Soudain, le son d’un pas léger courrant sous l’ombrage et d’une respiration haletante me fit lever les yeux et je vis apparaître sous la frondaison une jeune fille qui s’arrêta net en me voyant, aussi stupéfaite de ma présence que je l’étais de la sienne.
Elle était d’une beauté à couper le souffle : des yeux d’un noir ardent au regard droit et innocent, des lèvres délicatement ourlées, un teint doré et de longs cheveux bruns et bouclés, le souffle qui soulevait son sein… elle me parut être l’incarnation de la vie, son essence. Je ressentis comme un coup de poignard dans le cœur et mes jambes flageolèrent.
Elle se ressaisit la première et recula doucement, sans rompre le charme… Lorsqu’elle se retourna pour poursuivre son chemin, je vis une robe de taffetas zinzolin disparaître dans l’ombre.

Aucun mot ne fut prononcé. Nous n’avons partagé qu’un long regard, mais au cours de cet échange, je fus mis en relation avec l’infini de l’éternel… Encore aujourd’hui, j’ignore qui est cette jeune fille, je ne l’ai jamais revue. J’ai tenté maintes fois de peindre la puissance de vie qui rayonnait d’elle, mais j’ai à chaque fois échoué. Cependant, ce moment s’est cristallisé en noeud ombilical, à la fois chemin et point de repère, grâce auquel j’ai pu aller puiser à compter de ce jour comme on va à la source en ce souvenir à jamais vivace. Il a transfiguré ma vie. Depuis, dans chacun de mes tableaux se glisse un zeste de cette divine rencontre et de son essence.

Je pars pour Rome ; je voudrais m’éteindre au lieu de cette confluence et m’abreuver une fois encore aux lumières de la ville éternelle.

Cette lettre te sera remise après ma mort par notre notaire.
Petit frère bien-aimé, je t’en prie, veille sur ma chère épouse comme tu l’as fait pour moi.

                                    Fait à Lyon en décembre 1862, par ton frère reconnaissant

                                                              Jean Hippolyte Flandrin

                                                                                                     ©Michèle Rodet



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